Lettre à toi pour ton premier poste en psychiatrie...

Publié le 16/01/2018

Michel Pinardon, infirmier récemment retraité des services hospitaliers en psychiatrie, continue d'exercer en tant que psychothérapeute. Il souhaite aujourd’hui partager son savoir avec les débutants infirmiers en psychiatrie et la communauté d’Infirmiers.com. Nous l'en remercions.

visage en gros plan d'un hommeC'est ton premier poste en psychiatrie. Sois le bienvenu car tu es particulièrement précieux. En effet, en médecine ou en chirurgie, outre la qualité personnelle des membres de l'équipe soignante, un élément capital est le plateau technique et en premier lieu le laboratoire d'analyse ainsi que la radiologie, l'IRM, etc. Sans eux, il est très difficile de diagnostiquer avec certitude de quoi souffre le patient. Sans eux, un temps important de mise en œuvre thérapeutique est gaspillé. Alors voilà pourquoi tu es très précieux : en psychiatrie, tu fais partie des moyens d'analyse et d'investigation. Rassure-toi, tu n'es pas seul. Chacun de tes collègues et l'équipe en son entier composent aussi ce laboratoire psychique particulier. 

Comme en médecine ou en chirurgie, un patient hospitalisé en psychiatrie souffre. Il souffre même beaucoup. C'est pour cela qu'il est là. C'est une évidence, mais il est bon de s'en souvenir surtout quand les circonstances la font oublier.

Autrefois, les aide-ménagères faisaient partie de l'équipe. Elles étaient des agents efficaces et concernées qui observaient les patients et leur environnement tout en nettoyant leur chambre. Elles avaient également un rôle intermédiaire qui permettait de recueillir des informations parfois vitales. Ces temps sont révolus, il faut faire maintenant sans ces auxiliaires modestes et cependant si importantes.

L'instrument d'analyse premier, c'est ton corps. Tes moyens sensoriels sont les canaux qui captent ce que le patient émet. Ton corps est un tambour sur lequel résonne ce qui vient du patient.

Ton corps reçoit des stimuli de l’extérieur, mais il en émet aussi en interne, de lui-même et aussi en réaction à l’environnement. C’est aussi important de ressentir ce qui vient de toi de ce qui vient des autres. Evidemment, c’est de transfert et de contre-transfert dont il est question.

Ton corps est un tambour sur lequel résonne ce qui vient du patient

Avec l'entraînement, tu constateras que tu possèdes plus de 5 sens. Appelle les autres comme tu veux : intuition, sensation, jugeote, hypersensibilité, signal d'alarme... Peu importe. Fais peu à peu le constat que tu peux te fier à eux. Cependant, n'oublie jamais de vérifier ces sensations premières dès que tu peux. Tu n'es pas Dieu, par conséquent tu es faillible.

Ta première posture, c'est l'écoute. Ton corps, ton esprit vibrent au contact de ce patient, que vas-tu faire de ces vibrations ? Rien pour le moment. On veut toujours aller trop vite. Continue de t'imprégner de ce qui circule entre toi, le médecin ou le collègue s'il est là, et le patient. Vois que tu passes le premier dans l'énumération des protagonistes.

Avant de prendre soin des autres, prends soin de toi : comment te sens-tu ? Est-ce un bon jour ou un mauvais jour pour toi ? Dans quelles dispositions es-tu ? Es-tu ouvert ou fermé ? Confiant ou méfiant ? Tendu ou relâché ? Léger ou dans la peine ? Fatigué ou reposé ? Tiens compte de tout cela et aussi du reste au moment de commencer ton travail. Selon l'option, tu ne vas pas ressentir, penser et interagir de la même façon.

Il est bon de te rappeler que si c'est un jour où les parasitages personnels, qu'ils soient physiques ou psychologiques, sont trop importants, il y a des collègues autour de toi qui pourront te permettre de rester en retrait le temps que tu te sentes mieux. Tu n'es pas Dieu, certes, mais rappelle-toi que tu n'es pas seul non plus.

On a beau être intelligent, on ne l'est cependant jamais autant qu'à plusieurs. Le soin en institution est un soin pensé, prodigué et évalué en équipe.

C'est la controverse et la discussion des idées qui fait que le soin devient soin. Quand tout le monde est toujours d'accord dans une équipe, c'est mauvais signe. Peut-être du renoncement, donc du mortifère, s'est-il insinué peu à peu. En tout cas, il est indiqué d'aller le vérifier.

Méfie-toi des présupposés et des hypothèses qui ont facilement tendance à se transformer en certitudes. Les certitudes sont tellement rassurantes ! Reste observateur des faits. Si tu ne comprends pas grand chose dans les débuts de la rencontre avec le patient, c'est bon signe, cela veut dire que tu écoutes bien. Tu comprendras la problématique plus tard.

Si tu as tendance à trop vite établir des certitudes, arrange-toi pour avoir toujours au moins 2 hypothèses en même temps. Tu gagneras du temps pour réfléchir avant d'être tenté d'agir avec trop de hâte. Dis-toi qu'envisager 3 hypothèses au départ, c'est encore mieux.

Si tu ne comprends pas grand chose dans les débuts de la rencontre avec le patient, c'est bon signe, cela veut dire que tu écoutes bien. Tu comprendras la problématique plus tard.

Ce patient qui demande à boire, a-t-il simplement soif ou souffre-t-il de potomanie ? Est-ce une anorexique qui veut s'alourdir avant d'être pesée ? Est-il diabétique ? Lis les dossiers, écoute les indications données lors de l'admission et des relèves. Si c'est toi qui fais le constat que quelque chose d'anormal est en train de se passer, partage l'information avec l'équipe. Il vaut mieux rapporter une information insignifiante que garder un renseignement qui pourrait s’avérer utile.

Sans faire preuve de pessimisme, on peut dire que travailler entraîne la probabilité de commettre des erreurs. Ce n'est pas grave de se tromper. Ce qui est ennuyeux, c'est de persister dans la même erreur.

N'oublie pas de dire et d'écrire les informations que tu as recueillies. Tout le monde n'est pas présent en même temps. Ton collègue qui va revenir de vacances demain a besoin de savoir ce qu'il s'est passé aujourd'hui et hier. Et si c'est ton tour de prendre du repos, pense à leur laisser les moyens suffisants de travailler en ton absence.

Que transmettre ? Si tu es à l'écoute, tu constates très vite qu'il y a une grande quantité de faits qui s'accumulent. Apprends à faire la différence entre un détail et un micro-phénomène. Le premier n'a aucune incidence, il est anecdotique et ne mérite pas une transcription dans le dossier de soins. Le second est emblématique de la pathologie. Même minuscule, il renseigne sur un état, un développement de l'évolution du patient. Mets-toi à la place des autres : de quoi aurais-tu besoin pour saisir ce qui s'est déplié au cours des jours ? Où en est le patient dans sa souffrance ? Quels signes sont apparus qui marquent un développement favorable ou non ? Ce regard éteint, est-il récent ou déjà ancien ? Cette agressivité se manifeste-t-elle pour la première fois ?

Ce patient t'exaspère, il a beaucoup œuvré pour t'épuiser et il y a réussi. Tu es en rage, tu éprouves de mauvais sentiments, ne t'en veux pas, c'est normal. C'est juste que ta caisse de résonnance fonctionne bien. Cependant, tu n'oublies pas qu'il souffre et c'est bien aussi, alors que vas-tu faire ? Bien sûr, tu es là pour lui, mais tu es là pour toi également. Ne crains pas de partager. Tes collègues vivent régulièrement la même chose que toi. Celui qui te dit que tu n'es pas un bon professionnel parce que tu ressens de la colère ou de l'impuissance, fuis-le, il te ment.

Ce n'est pas grave de se tromper. Ce qui est ennuyeux, c'est de persister dans la même erreur.

Rassure-toi, tu en croiseras très peu dans les services.

Les patients sont jeunes et toi-même est à peine plus âgé qu'eux. Peut-être la familiarité a-t-elle tendance à s'installer rapidement au risque du maintien de plus en plus problématique du cadre thérapeutique. Tutoiement ou vouvoiement entre les soignants et les soignés, la question se pose. Procède selon ce qui te convient le mieux, mais garde en tête qu'une relation de soin est toujours asymétrique. L'empathie est permise et encouragée, l'amitié est proscrite. Elle générerait de l'ambiguïté sur les places de chacun.

Cultive-toi, cela fait partie intégrante de ton être. Rappelle-toi que tu travailles avec ton corps et avec ce qui le constitue. Nourris-le d'émotions, de sensations, de connaissances qui t'inspirent. Si tu es artiste, tant mieux. Si tu aimes l'art et la culture (l'art et la culture sont 2 choses différentes), tant mieux également. Absorbe tout ce que tu peux absorber. Cela te permettra d'affiner davantage encore tes sensations et tes capacités créatrices. Ton imaginaire participe à la rencontre et à l'élaboration. Dans le privé et dans le professionnel.

N'oublie pas ce qui te fait du bien. La maladie mentale consomme beaucoup de ton énergie. Une promenade en forêt, un délicieux repas partagé entre amis participent au bien-être et au ressourcement. Explore ce qui te correspond et cultive le plaisir.

Le meilleur souhait que je te fais : sois curieux. De toi, des autres, du monde dans lequel tu vis. Fuis l'arrogance, elle est mauvaise conseillère. Ce sont les patients qui t'enseignent. En échange, tu leur donnes la possibilité de guérir. Ce n'est jamais toi ni tes collègues qui les guérit. Toi, tu les soignes de ton mieux, et c'est déjà beaucoup.

Tu possèdes un imaginaire riche ? En étant en relation avec les patients, des images, des pensées parfois dérangeantes en apparence se forment dans ton esprit, que vas-tu en faire ?

La réponse est celle-ci : tu vas les mettre au service du patient. Peut-être est-il en difficulté pour symboliser et partager son monde interne ? A l'inverse, est-il délirant, emporté par une efflorescence épuisante de représentations à laquelle il adhère sans possibilité de ne jamais pouvoir s'en détacher ? Pour te repérer, consulte ta boussole personnelle. Regarde la direction que t'indique son aiguille, elle est toujours la même : de quoi ce patient a-t-il besoin en cet instant ? De décongeler son psychisme ou de se calmer ? A toi de juger.

Celui qui te dit que tu n'es pas un bon professionnel parce que tu ressens de la colère ou de l'impuissance, fuis-le, il te ment.

Avoir besoin et avoir envie sont 2 notions très différentes. Si en psychiatrie le désir est beaucoup encouragé car il est le signe d'un réinvestissement du vivant, il est important de se rappeler qu'il n'est pas suffisant en soi pour aller bien.

Ce patient qui éprouve l'envie de se scarifier dans sa chambre ou de s'enivrer lors de sa permission, est-il vraiment dans la pulsion de vie ? Peut-être, mais cela demande d'y réfléchir.

Le besoin, c'est de l'envie équilibrée par la raison. Est-ce que l'envie participe au bien du patient, ou va-t-elle du côté de la destructivité ?

Sans trop rentrer dans les subtilités, la mise en danger n'est pas forcément associée à la pulsion de mort. Un adolescent qui prend un grand risque recherche parfois une limite à sa peur, à sa chance, vis à vis de lui-même ou vis à vis des autres. La mise en danger peut être aussi un moyen pour mieux se connaître.

Tu as le droit de douter de la bonne posture. "Oui" ou "non" ne sont pas les seules réponses possibles. "Je ne sais pas" est une troisième option. Ne crains pas de l'utiliser à chaque fois qu'elle est nécessaire. Il n'est pas honteux de ne pas savoir. Il est davantage ennuyeux de faire un mauvais choix par manque de réflexion.

Parfois, ce que tu subis est trop violent. La mise à distance est alors nécessaire. Cette "congélation" de tes affects est indispensable pour tenir dans la crise. Cependant, une congélation qui tendrait au permafrost serait préoccupante.

J'oubliais : ne crains pas d'interroger les évidences ou ce qui semble être des évidences : elles recèlent assez souvent des surprises. Les valeurs ne sont pas forcément les mêmes entre les tiennes et celles des autres.

L'accordage et le désaccordage, voilà 2 notions importantes. Permets-moi d'insister : avant de comprendre, il est nécessaire d'entendre, de voir et de sentir. Il est inutile, voire nuisible, de savoir quoi faire tout de suite. A chercher trop vite des explications, il y a grand risque de te couper de la relation qui est en train de s'établir et de rompre le lien encore frêle de la confiance. La conséquence : le patient se ferme, ou se met en colère, ou s'attriste. Il ne se sent plus compris. Il te disqualifie. Il a raison, car tandis que tu partais chercher des raisonnements dans ton esprit soucieux de trop bien faire, tu l'as laissé seul.

Heureusement, rien n'est définitif. Le réaccordage demeure toujours possible, maintenant ou plus tard. Souviens-toi, les erreurs d'ajustement sont inévitables, elles font partie intégrante de la rencontre soignants-soignés.

Tu as le droit de douter de la bonne posture. "Oui" ou "non" ne sont pas les seules réponses possibles. "Je ne sais pas" est une troisième option. 

Assez souvent, c'est le patient qui "se perche" ou qui "se floute" dans des considérations abstraites ou générales. Vas-tu le suivre dans son dispositif d'évitement de la rencontre ? Il est préférable que non, vous seriez l'un et l'autre le dindon de la farce. Ramène-le plutôt dans l'ici et maintenant, dans le fondamental des sensations, des émotions, des images en commençant par les tiennes. Donne l'exemple de ce que tu attends de l'entretien. Ce qui se passe dans l'entretien est le modèle relationnel-type que le patient établit de façon habituelle ailleurs. Toutes ses peurs, toutes ses colères, tout son désespoir y sont contenus.

Le transfert et le contre-transfert sont 2 autres points importants. En réalité, ils sont 4 :

  1. le transfert est ce que le patient déploie sur le soignant.
  2. le contre-transfert est la réponse affective du soignant à ce qu'exprime le patient.
  3. le transfert du soignant est ce qu'il déploie sur le patient.
  4. le contre-transfert du patient est sa réponse affective à ce qu'exprime le soignant.

Oui, je crois savoir ce que tu penses : comment t'y retrouver dans cet échange serré de forces ? C'est plus simple qu'il n'y paraît. Tu as une équipe avec toi, tu as ton expérience propre, tu as des livres, tu as des œuvres, utilise-les et tu comprendras.

Le monde est contenu dans un grain de sable, disait le psychiatre Daniel Stern. Si tu es attentif au grain de sable, tu ne peux que lui donner raison.

Tu l'as constaté, chaque paragraphe ou presque de ce petit texte est le début d'un approfondissement quasiment sans fin. J'aurais très envie de te nourrir encore de notions importantes, mais il ne faut pas que tu risques l'indigestion.

Aussi vais-je m'appliquer ce que je t'ai recommandé : prendre le temps, avancer pas à pas mais sûrement. Quant à toi, laisse déployer le champ de ta curiosité et de ta connaissance et aie confiance dans tes qualités affectives, réflexives, cognitives et interactives.

Adagio et Allegro, car la connaissance est joyeuse.

Aux âmes bien nées, La valeur n'attend pas le nombre des années, c'est le vieux Corneille qui le dit. Pour ma part, je te souhaite une bonne et longue vie de plaisir dans ton travail avec beaucoup de satisfactions, elles sont nombreuses à t'attendre.

Michel Pinardon, ex-infirmier des services hospitaliers en psychiatrie et psychothérapeute.